Il suffit de murmurer « dry martini » pour que l’ombre de James Bond se glisse derrière le comptoir. Mais derrière la réplique culte – « shaken, not stirred » – se cache une réalité bien plus intéressante pour nous, barmen et mixologues : un terrain de jeu technique où chaque degré, chaque millilitre, chaque geste de barspoon change la partition aromatique.
Alors, que vaut vraiment le « martini de Bond » d’un point de vue professionnel ? Comment le revisiter sans trahir son ADN ? Et surtout, comment en faire un cocktail signature qui raconte une histoire, plutôt qu’un simple clin d’œil cinéphile ?
James Bond et le dry martini : le mythe face au verre
Sur le papier, le dry martini est l’archétype du cocktail minimaliste : deux ingrédients principaux, une garniture, et toute la magie se joue dans l’assemblage. Mais dès que Bond s’en mêle, l’équation se complexifie.
Il y a en réalité deux grandes figures à distinguer :
- Le Dry Martini « classique », tel qu’il est né et a évolué dans les bars
- Le Vesper Martini, spécifiquement lié à James Bond et à Ian Fleming
Le cinéma a popularisé le geste spectaculaire – le shaker, la phrase, le verre glacé – au point d’éclipser parfois l’essence même du martini : un cocktail de précision, presque chirurgical, qui ne pardonne pas l’approximation. Pour un professionnel, c’est un test de niveau. Pour un client, c’est souvent un révélateur de style du bar.
Anatomie technique d’un dry martini « de référence »
Avant de parler de Bond, posons la base : que devrions-nous appeler aujourd’hui un dry martini techniquement abouti ?
Une version contemporaine, équilibrée et digne d’un palais exigeant pourrait ressembler à ceci :
- Gin (London Dry de qualité) : 60 ml
- Vermouth dry : 10 à 15 ml (selon la sécheresse recherchée)
- Stirred, non shaken
- Verre à martini ou coupette glacée
- Garniture : zeste de citron ou olive verte (jamais les deux dans le même verre)
Les paramètres critiques pour un barman :
- Dilution : environ 20–25 % du volume final par le mélange sur glace
- Température : viser une boisson autour de –4 à –6 °C en service
- Texture : soyeuse, sans bulles d’air, limpide
- Aromatique : le vermouth doit être présent comme un filigrane, pas comme un intrus
Un bon martini n’est pas seulement sec. Il est tendu, structuré, avec une finale nette qui laisse la bouche prête pour la prochaine gorgée. C’est là où le dosage du vermouth cesse d’être un débat idéologique pour devenir un réglage millimétré.
Le Vesper Martini : la vraie recette « James Bond »
Dans le roman Casino Royale, Fleming fait décrire à Bond sa commande emblématique. La voici, dans sa version la plus fidèle :
- Gin : 90 ml
- Vodka : 30 ml
- Vermouth Kina Lillet : 15 ml (aujourd’hui disparu sous cette forme)
- Shaken, puis servi en large verre à champagne
- Long zeste de citron en garniture
Techniquement, on a affaire ici à un martini boosté :
- Volume : un total alcoolique massif, loin des standards actuels
- Structure : le gin donne la colonne vertébrale aromatique, la vodka allège et « lisse » le profil
- Vermouth : le Kina Lillet historique, plus amer et quinqué, apportait une complexité que le Lillet Blanc moderne n’a plus
Pour un barman contemporain, reproduire un Vesper crédible nécessite des ajustements :
- Remplacer le Kina Lillet par :
- Lillet Blanc + une micro-touche de gentiane ou quinquina
- Ou un vermouth blanc sec très aromatique
- Réduire les volumes pour rester dans une logique de dégustation responsable
- Travailler le shake de manière à limiter la surdilution tout en assumant la légère opalescence
Le Vesper n’est pas un martini de tous les jours. C’est un statement. Servi à un client averti, il exige un avertissement discret : « C’est puissant, direct, sans filet. Comme son auteur. »
Shaken vs stirred : l’hérésie technique de 007 ?
Du point de vue puriste, demander un martini « shaken » a longtemps été une hérésie. Et techniquement, les objections sont fondées :
- Aération excessive : le shake emprisonne de microbulles d’air, trouble la texture
- Sur-dilution : on perd en intensité aromatique et en netteté
- Température : oui, on refroidit vite, mais au prix d’un profil moins tranchant
Pourtant, si l’on se place du côté de l’expérience client, la position est moins manichéenne. Un martini shaken peut apporter :
- Une attaque plus douce pour les palais non habitués aux alcools très dry
- Une sensation plus « accessible », moins tranchante, par la dilution accrue
- Une dynamique visuelle et sonore au bar – ce que le stir ne peut égaler
En tant que professionnel, la bonne approche n’est pas de juger, mais de maîtriser les deux gestes, puis de guider le client. À la question « shaken or stirred ? », on peut répondre par une autre : « Vous le voulez brutal ou chirurgical ? » La plupart souriront… et vous laisseront décider.
Choix du gin : l’ossature aromatique
Un dry martini, et plus encore un Vesper, met le gin à nu. Impossible de se cacher derrière des jus ou des sirops. Quelques axes de choix :
- London Dry classique : structure nette, genévrier en avant, idéal pour un martini très sec
- Gin plus floral ou citrus : intéressant pour des martinis plus « modernes », ou pour adoucir un profil très sharp
- Gin navy strength : à manier avec précaution, mais peut donner des martinis d’une intensité remarquable… pour un public averti seulement
En pratique bar, il est pertinent de proposer :
- Un « martini de maison » avec un gin signature du bar
- Une option « old school » très dry, sur un London Dry classique
- Une option « Bond inspired » avec un assemblage gin + vodka façon Vesper adouci
Le gin n’est pas seulement un ingrédient. Il devient un marqueur identitaire du bar, presque un manifeste.
Le vermouth, ce second rôle qui peut voler la scène
Le « dry » du dry martini a fait beaucoup de tort au vermouth dans l’imaginaire collectif : trop souvent relégué à un simple rinçage de verre. Une approche technique plus fine consiste au contraire à :
- Choisir un vermouth dry de grande qualité, avec une vraie complexité botanique
- L’adapter au gin : certains gins très aromatiques réclament un vermouth plus discret, d’autres l’inverse
- Travailler des ratios plus généreux (4:1, 5:1) pour des palais contemporains, moins obsédés par l’hyper-sécheresse
Pour retrouver l’esprit du Kina Lillet dans un Vesper, plusieurs pistes :
- Assembler un vermouth blanc sec avec quelques gouttes d’amer à base de quinquina
- Utiliser un apéritif français à base de vin plus structuré, puis ajuster en amertume
- Jouer sur le zeste : un citron bien exprimé au-dessus du verre peut compenser une partie de la différence aromatique
Souvenez-vous : sans vermouth, ce n’est plus un martini. C’est du gin glacé. Et James Bond, pour tout excessif qu’il soit, n’a jamais commandé cela.
La question de la garniture : zeste, olive et symbolique
La garniture, pour un martini, n’est pas décorative ; elle est fonctionnelle. Elle finit le cocktail, comme le dernier trait de pinceau sur une toile.
- Zeste de citron :
- Renforce les notes fraîches, citronnées, parfois déjà présentes dans le gin
- Apporte une attaque plus vive, une sensation plus « clean »
- Idéal pour un Vesper, où il éclaire le duo gin/vodka
- Olive verte :
- Ajoute une légère salinité, une dimension umami
- Conforte un profil plus méditerranéen, plus gourmand
- Peut être déclinée farcie (amande, anchois, citron confit) pour un twist signature
Pour un service « Bond », le zeste de citron long, fin, bien taillé, a quelque chose de cérémoniel. On le presse délicatement au-dessus du verre, on en caresse le bord, puis on le dépose ou non dans le cocktail selon la ligne aromatique souhaitée.
Variantes inspirées de Bond pour un bar contemporain
Comment capitaliser sur l’aura James Bond tout en proposant une carte moderne, pensée pour des palais variés ? Voici quelques pistes de travail :
- Vesper allégé :
- Gin : 40 ml
- Vodka : 20 ml
- Vermouth blanc sec : 15 ml
- 1–2 gouttes de bitter au quinquina
- Shaken court, zeste de citron
On garde l’ADN, mais on rentre dans un format plus responsable et moins brutal.
- Dry Martini « Q » (version ultra-technique) :
- Gin premium très aromatique : 55 ml
- Vermouth dry : 15 ml
- Dash de solution salée (2–3 %) pour exalter les arômes
- Stirred long, service sur verre pré-refroidi en congélateur
- Zeste de citron exprimé puis retiré
Un martini d’ingénieur, calibré, tranchant comme une lame.
- Bond Dirty Martini :
- Gin : 55 ml
- Vermouth dry : 10 ml
- Jus d’olive : 5 ml
- Stirred, olives vertes charnues en garniture
Pour les amateurs de salinité, en clin d’œil au côté plus « sale boulot » du personnage.
- Low-ABV Martini « Moneypenny » (alternative séduisante) :
- Vermouth blanc sec : 40 ml
- Gin : 20 ml
- Eau salée (solution légère) : 5 ml
- Stirred, zeste de citron
Un martini élégant, plus accessible, qui permet d’initier sans assommer.
Gestuelle, service et storytelling : l’arsenal du barman
Le dry martini et le Vesper sont des cocktails de théâtre. Si vous les servez sans mise en scène, vous perdez une partie de leur puissance.
Quelques éléments à travailler :
- Le verre : toujours glacé, idéalement sorti du congélateur plutôt que simplement rincé à la glace
- La préparation :
- Pour un stirred, barspoon fluide, geste maîtrisé, sans brutalité
- Pour un shaken, shake court et net, pas de démonstration inutile
- Le silence : laisser un léger temps entre la fin de la préparation et le service, comme une respiration dramatique
- La phrase : sans forcément imiter Bond, on peut glisser un :
- « Celui-ci est inspiré du Vesper original, mais repensé pour le XXIe siècle. »
- Ou : « Je vous le sers comme je le boirais moi-même : précis, glacé, sans compromis. »
Le client ne repartira pas seulement avec le goût en bouche, mais avec une scène entière gravée dans la mémoire. C’est là que le dry martini cesse d’être un simple classique, pour devenir un rituel.
Les erreurs fréquentes… et comment les éviter
Un dry martini mal maîtrisé se repère, même à distance. Quelques pièges à éviter :
- Glace de mauvaise qualité : elle fond trop vite, dilue à outrance, « blanchit » le cocktail
- Vermouth éventé : oxydé, la bouteille ouverte depuis des semaines à température ambiante
- Sur-agitation : qu’il soit shaken ou stirred, le martini ne doit pas devenir une soupe aqueuse
- Mauvaise température de service : verre tiède, cocktail qui se réchauffe en quelques instants
- Garniture bâclée : zeste grossier, olive bas de gamme, rien de tout cela ne pardonne dans un cocktail aussi nu
À l’inverse, quelques bons réflexes :
- Conserver le vermouth au frais, ouvert depuis peu, comme un vin blanc
- Utiliser une glace dense, propre, bien drainée
- Déguster régulièrement votre martini « maison » pour ajuster les ratios en fonction des évolutions de vos produits
- Former l’équipe à une gestuelle cohérente : un martini doit être identique, qu’il soit servi par vous ou par votre collègue
Et maintenant, à vous de jouer
Le dry martini, et plus encore le Vesper de James Bond, sont des exercices de style. Ils révèlent autant votre technique que votre regard sur la tradition. Allez-vous suivre le mythe à la lettre, en secouant tout ce qui peut l’être ? Ou préfèrerez-vous trahir Bond pour mieux servir le cocktail ?
L’idéal, peut-être, se trouve à mi-chemin : respecter l’esprit – cette idée d’un martini intense, tranchant, un peu dangereux – tout en l’adaptant aux gins d’aujourd’hui, aux palais de vos clients, à la signature de votre bar.
Au fond, James Bond n’a jamais été un modèle de modération. Vous, en revanche, avez le pouvoir de canaliser cette démesure en un verre parfaitement calibré. Le genre de verre qui fait taire le bruit de la salle pendant quelques secondes, le temps d’une première gorgée.
Stirred ou shaken importe finalement moins que ceci : votre martini raconte-t-il une histoire ? Si la réponse est oui, alors vous tenez là bien plus qu’un cocktail culte. Vous tenez votre propre scène de cinéma, en direct, derrière le bar.

